Tribune écrite par Nadine Levratto, économiste et Franck Perrin, représentant CGT au comité stratégique de filière des industries et technologies de santé (CSF-ITS)

Depuis la crise sanitaire puis économique liée au Covid-19, la prise de conscience des méfaits de la désindustrialisation est générale et toute la classe politique imagine et propose des solutions pour promouvoir l’industrie en France. Cet objectif politique et macroéconomique entre en résonnance avec les stratégies des grandes entreprises qui cherchent à redéfinir leur modèle de chaine d’approvisionnement pour l’adapter aux nombreuses crises géopolitiques présentes et anticipées. Réinventer une industrie locale, souveraine, au service de la population et responsable sur le plan social et environnemental est devenu un objectif commun.

Adapter les institutions et structures en charge de la politique industrielle

Des points de désaccord existent cependant sur la manière d’y parvenir.
Le premier concerne les institutions porteuses d’un tel projet d’avenir. Est-il en effet raisonnable de confier cette responsabilité à des acteurs qui, pendant 30 ans, ont mené des politiques de compétitivité prix adossées à du dumping social, de fermetures de sites présentées comme des recentrages stratégiques, de délocalisation pour échapper aux règles sociales et environnementales et de versement de dividendes pour répondre aux injonctions des actionnaires ? Les organisateurs et promoteurs de la financiarisation sont-ils crédibles pour mettre en œuvre les grands projets d’investissement nécessaires au redéploiement d’une industrie ? A ces deux questions, la réponse est, hélas, négative puisque ces grands responsables d’entreprises n’ont pas pu empêcher le déclin industriel qu’ils déplorent aujourd’hui. Le second porte sur les modalités de l’action publique. Depuis la réunion de Lisbonne en mars 2000, au terme de laquelle les chefs des 15 gouvernements de l’Union européenne décidaient de faire de l’Europe l’économie de la connaissance la plus compétitive au monde, le financement de l’innovation est devenu la colonne vertébrale de la politique industrielle, en particulier française. Des ressources privées mais aussi (et surtout ?) publiques ont été déversées sur les start-ups en rêvant de les voir devenir Licornes. En même temps, des avantages, notamment fiscaux, colossaux ont été accordés à des multinationales auxquelles étaient déléguée la réalisation des projets d’investissements définis au plus haut sommet de l’Etat. Les conséquences de ces politiques se sont révélées fâcheuses à bien des égards : un halo du chômage en expansion, une précarisation croissante, des dommages environnementaux en partie irrémédiables, des inégalités croissantes et … une industrie nationale en recul constant.

Construire et conduire une politique industrielle suppose d’aller au-delà de l’attribution de financements aux entreprises sans contreparties clairement définies. L’élaboration d’un projet industriel d’ampleur nationale englobant des logiques de filières, d’organisation des entreprises et de localisation nécessite que l’ensemble des composantes de l’économie réfléchisse ensemble et de 2 manière collaborative pour définir les besoins prioritaires, repérer les manques de chaque filière industrielle et identifier la manière de les combler afin de solidifier le tissu de PME et ETI existant et favoriser l’émergence de nouvelles entreprises.
Les conseils stratégiques de filière œuvrant sous la tutelle du conseil national de l’industrie pourraient parfaitement répondre à ces attentes. Rassemblant des représentants du patronat, des salariés, de l’Etat et, parfois quoiqu’encore trop rarement, des usagers d’une filière, ils permettent de faire valoir et de rapprocher les attentes, objectifs et intérêts des différentes composantes de grands domaines d’activité. Ils pourraient ainsi être des lieux privilégiés de démocratie définissant les choix structurels de la souveraineté nationale sur des domaines stratégiques tels que la mobilité, la communication, la gestion des données ou encore la santé.

Donner aux Comités stratégiques de filière les moyens de jouer pleinement leur rôle

Leur mode de fonctionnement actuel les empêche cependant de jouer pleinement ce rôle.
Le premier élément en cause est la gouvernance. Présentés comme des lieux de concertation, les CSF sont présidés par les représentants patronaux qui, de fait, décident des choix qui prévalent dans ces instances sans que les projets retenus aient fait l’objet d’un processus de sélection démocratique. Une autre gouvernance, plus collégiale, pourrait être envisagée afin que l’ensemble des parties prenantes puissent exprimer leurs attentes et leurs priorités mais aussi que l’intérêt collectif domine le processus de sélection. Cela permettrait de dissocier les choix du CSF des objectifs stratégiques des entreprises dont le représentant préside le CSF et de faire entrer des considérations locales et nationales relevant de la compétitivité, de l’emploi et du développement local dans la liste des critères à prendre en compte pour identifier les meilleurs projets. Un tel mode de gouvernance mérite d’être institutionnalisé et doit s’accompagner d’un contrôle parlementaire. Il doit se faire par un contrôle en amont par la détermination des budgets alloués, ainsi qu’en aval par la validation de l’utilisation des financements.
Le second est le manque de moyens. N’étant dotés d’aucun budget propre, les CSF dépendent des composantes qui disposent des moyens les plus importants, au premier rang desquelles les organisations patronales dont l’influence sur ces instances s’en trouve renforcée. Cette dépendance financière tend à favoriser les projets portés par une ou quelques entreprises au détriment de projets structurels collectifs issus de la coopération entre acteurs qui, faute d’un chef de file, ne disposent d’aucune solution de financement.
Le cas du conseil stratégique de filière industrie et technologie de la santé est emblématique de cette situation.
Compétent dans les domaines de la fabrication de médicaments et de dispositifs médicaux ainsi que de la production et du stockage des données de santé, ce Comité a vocation à initier des projets permettant à la France de disposer d’une industrie au service du système de soins. Il a acquis une importance cruciale depuis la crise du Covid-19. En cohérence avec d’autres rapports parlementaires et académiques sur le sujet, le CSF a pris acte de l’échec de la France à faire émerger des ETI solides en dépit d’une recherche très dynamique et du soutien financier accordé à de nombreuses start-ups. Les difficultés à transformer un prototype prometteur en un produit industrialisé et vendu sont à l’origine de ce déficit de production. La solution pour y remédier consiste dans la création d’un tiers-lieu fédérateur des centres d’expertise disposant de moyens in situ de prototypage et d’industrialisation.
Soulignons qu’elle fait consensus au sein du CSF. Le partage des savoir-faire, des connaissances et des compétences d’une part et la coopération des acteurs de l’autre sont au cœur du projet qui, par sa nature même, ne peut être ni incarné, ni adossé à une organisation ou entreprise particulière. La diversité des participants (Start-ups ; PME, ETI, recherche académique et technologique, utilisateurs, grandes entreprises, etc.) et celle de leurs objectifs ne peut s‘accommoder d’un mode de coordination de type marchand ou financier. Comme l’ont montré de nombreuses recherches sur le sujet, la confiance et le partage sont des liants et des facteurs de réussite de projets collectifs guidés par d’autres objectifs que la recherche d’un profit immédiat. Ces thèses trouvent confirmation dans le succès de projets coopératifs sous forme associative à la manière de Drome Biovallée ou de la mise en œuvre d’un dispositif local d’accompagnement dans les territoires ruraux. Favorisant les échanges entre les acteurs, ces projets collectifs et coopératifs fondés sur la proximité (géographique, culturelle, cognitive, etc.) constituent un cadre propice à la production de connaissances et de valeur en plus de diminuer les coûts de développement et d’industrialisation grâce à la mise en commun de moyens.
Ces éléments constitutifs d’effets externes positifs sont vecteurs de gains de compétitivité des entreprises qui, par cette efficacité accrue, peuvent produire les biens nécessaires à la population de manière écologiquement et socialement responsable, tout en continuant à se développer à l’international. Des formes sociales telles que les SCIC à but non-lucratif ou les EPIC semblent ainsi particulièrement adaptés à leur formalisation. Or, ces structures formellement éligibles aux financements publics n’en sont, de fait, qu’exceptionnellement bénéficiaires.
Le paradoxe est criant. Alors que le développement d’une filière souveraine est appelé de leurs vœux par tous des acteurs susceptibles d’y participer (organisations syndicales et professionnelles, gouvernement, utilisateurs, acteurs de la recherche, etc.), que le projet est soutenu par les politiques et acteurs territoriaux, qu’il est en totale cohérence avec le plan France 2030 et que les dispositifs d’aide à l’industrie abondent, ce projet ne peut bénéficier d’aucun soutien financier. Cette situation est caractéristique des contradictions de la politique de réindustrialisation actuelle. D’un côté, des milliards d’euros sont distribués, sans contrepartie, à des entreprises pour qu’elle se développent en espérant des retombées spontanées territoriales ou sectorielles dont l’évaluation est limitée. De l’autre, tout en affirmant par la loi (NOTRe et MAPTAM) la priorité des enjeux territoriaux, les collectivités locales subissent une réduction des ressources financières, encore aggravée par la suppression récente de la CVAE, leur permettant de structurer l’environnement nécessaire au développement des entreprises.

Réviser le mode de financement de la politique industrielle

Il y a donc urgence à réviser les modalités de financement des projets portés par des groupements d’acteurs en reconnaissant l’existence de collectifs horizontalement organisés et structurés par un chef de file qui ne soit pas une entreprise. Si une politique industrielle fondée sur les collectifs de production doit être élaborée, il est impératif que les outils et dispositifs sur lesquels elle s’appuie intègrent cette dimension. Pour ce faire, quelques lignes directrices contribuer à la mise en place d’un cadre et des outils adaptés par les pouvoirs publics.

Clarification du fonctionnement et de la composition des CSF

 Ils doivent comprendre des représentants des organisations salariées et professionnelle, des ministères de l’économie, de la recherche et du ou des ministères concernés par la filière, d’un membre du CNI pour assurer la cohérence et la collaboration entre les filières, et des utilisateurs de la filière,
 Le CSF a pour mission d’écrire un contrat de filière pluriannuel remis à jours chaque année et de répartir le budget pour financer les projets définis par ce contrat de filière,
 La présidence sera tournante et les décisions prises à la majorité,
 Il disposera d’un budget propre de fonctionnement lui permettant d’effectuer ses travaux en autonomie,
 Enfin il travaillera en tenant compte des différents rapports parlementaires effectués sur sa filière des travaux de France Stratégie et des travaux d’experts notamment académiques.

Financement

 Une ligne budgétaire abondée par le ministère de l’économie financera chaque CSF,
 Les financements accordés seront contrôlés en amont dans le cadre du projet de Loi de finance afin de cibler les orientations industrielles des CSF,
 L’activité sera contrôlée a posteriori par une commission parlementaire (sénatoriale ou assemblée nationale),
 Le financement privé de la création des projets collectifs issus des CSF sera favorisé grâce à la participation de la Caisse des dépôts et/ou Bpifrance au montage financier. L’apport de fonds propres à la structure porteuse du projet (EPIC ou SCIC) par le biais de fonds d’investissement ou de financements externes par le biais de prêts sera assorti de l’octroi de garanties permettant d’exercer un effet de levier sur les financements bancaires,
 Des modalités de financement à des conditions avantageuses (garanties et prêts directs notamment) seront également réservées aux entreprises localisées en France participant ou utilisant ces structures collaboratives.

Critères de sélection et priorités stratégiques

Ces projets étant structurant pour une filière et/ou un territoire, les critères qui président à leur sélection doivent dépasser la seule rentabilité financière et, par conséquent, reposer sur :
 La contribution à la structuration de la filière,
 La collaboration entre les acteurs de la filière et la mise en commun des moyens ou des expertises,
 Le caractère non-lucratif du projet,
 La contribution à la réduction de l’empreinte écologique (émissions de GES et prélèvement de ressources naturelles) de la filière,
 L’organisation d’une économie circulaire et de recyclage,
 Le nombre d’emplois créés en France,
 La structuration d’un réseau de sous-traitants localisés en France,
 Le soutien d’une collectivité locale,

En mettant au premier plan de la politique industrielle des projets collectifs conduits par des structures représentant des filières, fonctionnant sur des modalités de sélection et de la mise en œuvre des projets, la politique industrielle prendrait tout son sens. Elle aurait aussi pour conséquence d’en élargir la portée en remettant l’Etat en position d’organisateur de l’économie en partenariat avec les forces vives du pays.

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