A l’hôpital, depuis les années 1980 et surtout depuis la tarification à l’activité en 2007, l’emploi et les conditions de travail de l’ensemble du personnel sont profondément dégradés. Le sentiment de ne plus pouvoir faire son métier mine le personnel de santé « On ne nous demande pas d’être auprès des patients, mais de la traçabilité, de la traçabilité, encore et toujours… » … « On se sent coupable. J’ai vraiment l’impression de bâcler mon travail, de ne pas bien m’occuper des patients.»

On peut, avec les années, mesurer les ravages causés par l’importation d’outils conçus pour le système de régulation américain dominé par la logique des assureurs privés et fondé sur le modèle de l’entreprise industrielle.

Photo Irwan Iwe

Économies drastiques

A l’hôpital, comme avant elle au sein de l’entreprise, l’informatisation a visé la réalisation d’économies drastiques en matière d’emploi. Les premières catégories à en faire les frais ont été les personnels administratifs et le personnel dit « de service ».

Depuis le début (les années 80) les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) sont subordonnées, pour des raisons de gestion financière, à une véritable « chasse » aux « emplois indirects». Celle-ci s’est traduite par leur suppression et par l’externalisation de beaucoup de « métiers support » (bureautique, informatique, entretien et maintenance, …) considérés comme des « coûts » à éliminer et non comme des ressources à développer. Le temps passant, on peut mesurer les effets à courte vue de ce type d’économies.

La mise en cause, sur la chaîne de l’information, des « maillons les plus faibles » – à travers la marginalisation des personnels administratifs et techniques – ne pouvait manquer de se répercuter sur le « maillon fort », les médecins, infirmières et aides soignant(e)s, sur qui a été transféré le traitement administratif des informations. Une opération de transfert sur fond de réduction générale des effectifs. L’affaiblissement des uns provoque la surcharge des autres. Sous couvert d’une polyvalence nécessaire, celle-ci s’est imposée sans véritable débat dans l’hôpital (comme dans l’entreprise) sur la réalité du travail et des métiers.Les choix stratégiques pris dans les années 80 en matière d’informatique produisent pleinement aujourd’hui leurs effets contre-productifs.

L’humain a repris le contrôle

Comme l’a une nouvelle fois montré cette crise du Covid-19, l’hôpital s’en est sorti grâce aux coopérations informelles entre les différents métiers et catégories de personnel. Pour beaucoup de personnels soignants la première leçon à tirer du point de vue de cette crise, c’est que lorsque l’on fait confiance aux soignants, ils peuvent s’organiser. « L’autogestion à l’hôpital ça fonctionne et nous avons été capables de nous mobiliser », nous dit Christophe Prudhomme, porte-parole de l’association des médecins urgentistes de France et membre du bureau de la CGT Santé. Cette auto-organisation contraste avec la politique des autorités politiques qui, au contraire, a créé la pagaille ministérielle.

L’humain a repris le contrôle, les cloisonnements mis en place par les outils numériques ont volé en éclat, les métiers de services ont repris droit de cité. Ainsi, durant le pic de l’épidémie, les directions ont été poussées par le personnel à renforcer certains métiers comme ceux permettant d’assurer l’hygiène et l’entretien afin que le personnel de santé puisse se consacrer pleinement à son métier envers les malades. De même des « emplois support » ont été mis en place pour traiter la gestion des lits. Des décisions de bon sens mais uniquement pour palier une urgence, des mesures éphémères et coûteuses (notamment pour l’entretien) car couvertes par un recours à l’intérim et à des entreprises de services privées.

L’outil au service d’une fonction

Cette crise confirme combien il est nécessaire de supprimer la tarification à l’activité (T2A) et le « Lean management » (gestion à flux tendu). Il faut ré-internaliser les « métiers support » à l’hôpital et tisser de nouvelles coopérations avec l’industrie notamment en matière de système d’information.

Dans la nouvelle phase d’informatisation qui s’est engagée le choix des standards existants n’est pas une fatalité. D’autres options sont souhaitables et possibles.

Pendant longtemps, les aiguilleurs du ciel ont montré qu’une autre approche de l’informatique était possible. La coopération interne entre les métiers leur a permis de disposer de systèmes d’informatisation reposant sur un allègement du travail du contrôleur en prenant en charge les tâches répétitives afin de lui donner tout le loisir d’exercer les fonctions considérées comme centrales de son travail. Ici, le souci est une informatisation pour soulager le travail humain. Cette approche stratégique implique de considérer l’outil comme au service d’une fonction et non comme un objectif final.

Nouvelles pratiques et organisations

Nous avons une grande créativité en France en matière de logiciel. Nous devons la mobiliser pour élaborer, avec les personnels de soins, les outils utiles pour la pleine réalisation de leur travail. Cette approche nécessite, d’une part, le maintien des départements systèmes d’Information, mais cela ne saurait suffire. Il faut, d’autre part, mettre en place des Unités de Recherche Développement dans chaque regroupement pertinent d’hôpitaux.

Ces Unités de Recherche-Développement d’hôpitaux pourraient avoir les fonctions de participer à la création d’un écosystème local d’innovations avec les Universités et les industriels locaux. Elles pourraient encourager les médecins et non-médecins à innover à partir de leurs pratiques. D’être au cœur de conception de prototypes d’outils pour amélioration des conditions de travail et de confort des patients, pour le travail de diagnostic et thérapeutique. De plus, ces Unités peuvent représenter des lieux de reclassement pour des emplois – très qualifiés – menacés dans l’industrie.

Le financement de ces unités pourrait mobiliser à pourcentage égal Hôpital, Universités, industriels concernés, et CRTDI-DS (Centre de recherches technologiques et de développement industriel dédié à la santé). Les centres de recherches technologiques et de développement industriel que nous proposons peuvent participer à retrouver une maîtrise des outils de travail par le personnel de soin.

Des nouvelles pratiques et organisations peuvent être mises en place qui valorisent le travail humain comme ressource-clé, permettant d’économiser sur les dépenses en capital et d’éviter de nombreux gaspillages. Il faut, entre autres, mettre un terme aux bricolages et travailler à refonder le lien entre le système sanitaire et l’industrie française avec pour boussole la pleine réalisation des métiers et non le niveau de rentabilité pour l’actionnaire.

Jean-Luc est consultant à Geris (cabinet Thales), Jean-Pierre est chercheur, ils sont tous d’eux membres du collectif Imagerie d’Avenir. Jean Michel est Docteur en droit public, ancien Directeur d’Hôpital public.


Source : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/une-autre-approche-de-l-informatique-etait-possible-il-faut-tisser-les-liens

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